De père en fille

Louise Simard
Jean-Pierre Wilhelmy
Éditions Septentrion
Hamac classique
410 pages

Résumé:

En 1793, Karl Beyer, fils d’immigrant allemand, s’installe dans un quartier anglophone de Montréal pour y pratiquer la médecine. Il prend sous son aile le jeune Francis Loiseau à qui il apprend les rudiments du métier. Malgré la réticence de leurs collègues anglophones, tous deux s’acharneront à soigner les moins nantis, dont plusieurs Canadiens français. Les deux acolytes devront alors se battre afin de conserver leurs idéaux. Ce sera encore plus difficile pour Eva, la fille de Karl, qui, à son tour, aspire à devenir médecin.

Mon commentaire:

Ce très beau roman bénéficie enfin d'une réédition, dans la collection Hamac classique. Excellente initiative que de redonner un second souffle à ce roman de Louise Simard et Jean-Pierre Wilhelmy. L'histoire est celle d'une famille, au fil des générations. C'est l'histoire de Karl, premier médecin du Bas-Canada à se voir décerner une licence de médecine. Un étranger, un Allemand. Karl, un homme bon, qu'on aime tout de suite. On a plus de mal avec sa femme Elizabeth, qui ne rêve que de pouvoir et de richesse, d'être vue, admirée. C'est une bourgeoise aux ambitions démesurées qui étouffera son fils sous ses exigences. Karl qui ne veut pas d'esclaves. Sa femme ne respecte en rien ses choix, sa bonté et son ouverture d'esprit. Elle trouve déplorable que son mari soigne les indigents et les pauvres. Sa réputation est en jeu. Elle aspire à beaucoup plus. Un couple si triste, un amour à sens unique.

Il y a aussi Francis, que Karl prend sous son aile, afin de le former à devenir médecin. Francis, un homme bon, tout comme Karl, qui s'uniera à la famille par la fille aîné, Mary-Ann. Une femme au foyer, douce et gentille, que Francis aimera toujours. Leur histoire est merveilleuse et presque aussi belle que celle de Karl et de son indienne qu'il croisera tout au long de sa vie et qui sera sa bouée de sauvetage.

Et il y a les enfants. Mary-Ann dont j'ai déjà parlé plus haut. Eva. John-Henry. Eva a la fougue de son père. La passion de la médecine. Envers et contre les mentalités bornées des hommes, elle se met en tête de devenir médecin. Elle sera arrêtée plusieurs fois pour pratique illégale, se mettra les pieds dans les plats, mais est profondément touchée par la misère autour d'elle. Elle se fiche des convenances, épouse un esclave indien, son amour d'enfance, et se bat contre la violence faite aux femmes en tentant de les soigner et de leur offrir une voie. Par elle, on nous brosse un portrait triste et troublant de la condition des femmes pauvres de l'époque. John-Henry lui, tente de survivre sous le joug et l'abus de pouvoir dont use sa mère à son égard.

Outre la famille, De père en fille est aussi l'histoire de la médecine, de la dualité pour les francophones ou les canadiens-français de faire leur place dans une société étouffante qui ne leur laisse pas beaucoup de choix. C'est un roman sur les liens familiaux, un roman sur nos racines, qu'elles soient d'ici ou d'ailleurs. Il y a de très belles scènes père-fils, père-fille, mais aussi des moments plus difficiles, si l'on pense à la relation ambigüe qu'entretient Elizabeth avec son fils John-Henry. Les auteurs parlent de la condition des femmes, de la pauvreté, des résurrectionnistes, de l'aveuglement de la bourgeoisie, de l'épidémie de choléra qui a ravagé le Québec, de l'esclavage, des classes sociales, des patriotes, du journalisme...

Ce très beau roman aborde tellement de thèmes intéressants, qu'il est difficile d'en parler sans tout raconter. Toutefois, sachez que la lecture est un vrai bonheur, que tous ces thèmes sont magnifiquement bien intégrés au roman. L'écriture est sensible. Les personnages sont attachants. Leurs combats sont convaincants. Ils sont passionnés, chacun à leur façon: Eva, Karl et Francis par la médecine. Mary-Ann par la pauvreté et la condition des immigrants. John-Henry par ses ambitions et le désir de plaire. Johann par le journalisme. Peter par la musique. C'est un roman passionnant et passionné. On le sent dans les thèmes abordés, dans l'écriture, dans ce que sont les personnages.

Mon seul petit bémol tient à la fin, trop raide, trop abrupte. J'aurais pris volontiers quelques pages de plus de ce très beau roman. Un épilogue historique très intéressant fait le point sur plusieurs aspects de l'histoire abordés dans le roman.

Un livre à découvrir, une histoire passionnante et une belle plume à quatre mains.

Quelques extraits:

"L'Indien secoue la tête. Il ne sait jamais ce qu'Eva désire. Trop imprévisible. Trop spontanée. Il sait les saisons, les ruses des bêtes sauvages, les chemins secrets à travers les ronces. Mais il ne devine jamais Eva. Elle le surprend toujours." p.149

"En observant son fils, entièrement concentré sur un passage difficile, bien décidé à en venir à bout, Mary-Ann revoit son père, complice lui aussi de la musique. Elle l'imagine petit garçon blond au milieu des soldats. Et elle courbe le dos, accablée par une tristesse cruelle, sans recours. Elle voudrait que le violon se taise parce que sa voix ancestrale déchire ses souvenirs. Elle voudrait aussi qu'il ne s'arrête jamais pour offrir à Karl le cadeau de l'immortalité." p.217

"Le corps des femmes appartient aux femmes. Pas aux hommes, ni aux prêtres, ni aux juges. Ni même aux enfants. Il appartient aux femmes. Et je leur fais confiance. Elle savent la grandeur de la vie. Elle en connaissent la laideur également. La vie qu'on leur vole, qu'on leur arrache. La vie qu'elles donnent. Les femmes et la vie sont de vieilles complices liées par le respect et le mystère." p.374