La fiancée américaine

Éric Dupont
Éditions Marchand de feuilles
557 pages

Résumé:

Un gâteau renversé à l'ananas peut-il changer le cours de l'histoire? Louis dit « le Cheval » Lamontagne est né en pleine messe de minuit alors que sa mère était figurante dans la crèche vivante. Son père, le plus bel homme de Rivière-du-Loup était follement amoureux de sa nouvelle femme Madeleine dite « l'Américaine » cuisinière hors pair dont le livre de recettes transformera la vie de toutes les femmes dans la famille sur 4 générations. Leur fils se trouvera mal marié mais les yeux sarcelle de sa mère continueront à se répandre dans la région tout comme en Europe où il est déployé et dans l'État de New York où il gagnera sa vie comme homme fort dans les foires. Dans ce village pentu encore sous l'emprise du curé qui annonce la fin du monde aux enfants pour le 10 novembre les racontars abondent.

Mon commentaire:

Le roman d'Eric Dupont est le genre de livre qui, une fois ouvert, ne peut être refermé sans un pincement au cœur. On se laisse happer par le destin de la famille Lamontagne, une famille québécoise, aux particularités singulières. Les Lamontagne doivent compter au moins une Madeleine vivante parmi leurs rangs et d'étranges yeux sarcelle se lèguent d'une génération à l'autre (et un peu partout selon les aventures des hommes de la famille) alors que tout débute par une petite américaine envoyée au Québec par sa famille adoptive, afin de fiancer un jeune Louis-Benjamin légèrement trop entreprenant et pressé de convoler. C'est le début d'une histoire familiale hors du commun. Ce pourrait aussi être le début d'un roman comme tant d'autres. Et pourtant, non. La fiancée américaine dénote l'immense talent de son auteur, peut-être son livre le plus abouti et le plus intéressant de tout ce qu'il a écrit jusqu'à maintenant.

Conçu comme une toile d'araignée qui étire ses ramifications à travers le temps et le monde, ce roman fini toujours par dénouer les fils qu'il noue et par entrecouper les destins qu'il nous raconte. Tous les personnages sont liés par des yeux sarcelle, des Madeleine et des Louis, qu'ils soient du Québec, des États-Unis, de l'Allemagne. Un étrange tableau relie aussi tout ce beau monde: La mise au tombeau de la vierge. Alors qu'on s'y attend le moins, le tableau revient hanter les personnages et se promène, tout comme eux, à travers le monde. La musique prend aussi une grande place dans le roman, surtout avec le personnage de Michel. Inlassablement, reviennent les paroles de La Tosca de Puccini, qui ponctue le roman et semble scander, comme des scènes tragiques d'opéra, les événements de l'histoire. Parce qu'il faut le dire, les Lamontagne ont le sens du drame et un goût prononcé du tragique. Ils ne font rien comme les autres.

On retrouve de tout dans ce roman qui commence comme une saga historique dans un Québec d'antan et se termine en scène magistrale d'opéra. Entre les deux, des morts, des naissances, des secrets que l'on cache, de mystérieuses petites croix d'or, des destins extraordinaires, des religieux qui prennent beaucoup de place dans la vie des Lamontagne, des hommes forts, des yeux sarcelle, de la beauté à l'état brute, un lecteur voleur de livres qui dérobe à ses amantes un morceau de leur bibliothèque, des frères qui ne s'entendent pas, des rancunes, des relations conflictuelles, des écoles et des professeurs, une quête d'amour et de reconnaissance, la guerre, le nazisme, l'art, l'histoire, l'opéra, la musique et des Madeleine en quantité, qu'elles soient vivantes, mortes, ou entre les deux, caractérielles, disparues trop jeunes, québécoises, américaines ou allemandes. 

J'ai découvert Éric Dupont avec Voleurs de sucre, lors de sa parution en 2004. Depuis, j'ai lu tout ce qu'il a écrit avec grand intérêt. C'est un romancier drôle et intuitif, conteur captivant qui incorpore à ses histoires une langue imagée et un brin de fantaisie. La fiancée américaine c'est une saga historique et familiale, oui. Mais c'est beaucoup plus que cela. Dupont a une maîtrise des mots qui me rappelle un peu Fred Pellerin, surtout au début du roman. Son univers n'est pourtant pas fantastique, même si certains événements appellent le surréalisme et touchent parfois au divin. Il fait aussi dans l'humour un peu mordant et souvent, je souriait en lisant certains passages. Dupont éprouve, à travers son roman, un plaisir évident à raconter des histoires, des histoires issues de notre Québec d'avant. Des histoires de familles. Des histoires qui surprennent, par leurs chutes inattendues. Éric Dupont nous embarque dans l'histoire des Lamontagne avec une force à laquelle il est difficile de résister. Son roman est un pavé, écrit tout petit. Il vaut mieux se réserver de grands blocs de lecture pour bien en profiter, parce que vous risquez la dépendance en ouvrant la première page du livre. Vous serez prévenu!

La fiancée américaine est un roman touffu. Entier. Imposant. Tant par son contenu que par son contenant. L'écriture est minuscule, l'histoire est fascinante. C'est le genre de livre qui titille la curiosité. Qui pousse à tourner les pages pour savoir, pour connaître, pour suivre cette famille à laquelle on s'attache, même si ce sont des êtres complexes et tout à fait imparfaits.

À noter qu'Éric Dupont a remporté le Prix des libraires et Le Prix littéraire des Collégiens cette année pour La fiancée américaine. J'en étais très heureuse. Il les a amplement mérités!

Quoi? Vous n'avez pas encore lu La fiancée américaine? Mais qu'attendez vous? Je sais bien qu'après en avoir refermé la dernière page il est difficile de faire son deuil de ce roman et de passer à autre chose, cependant, ne serait-ce que pour l'expérience de lecture extraordinaire que ce livre nous apporte, il faut le lire.

Quelques extraits:

"Madeleine-la-mère, présente à presque toutes les funérailles, devint la clé de voûte du succès de l'entreprise de Louis. Elle se prêtait avec une patience infinie à l'interrogatoire des parents attristés sur toutes les affaires entourant le trépas. Est-ce douloureux? Pas plus que l'enfantement. Est-ce vrai qu'on voit une lumière au bout d'un tunnel? Non, on ne voit rien, surtout si ça se passe le soir. [...] Seriez-vous prête à mourir une seconde fois, la Mère? Naturellement. Mourrez tranquilles! J'ai adoré l'expérience et je la recommande à tout le monde, mais il faut laisser les choses venir en leur temps." p.117

"Normalement, je suis celui qui fait de courtes visites et repart avec un livre. Inviter des filles chez moi ne contribue pas à enrichir ma bibliothèque." p.297

"Pour tous les Canadiens, et probablement encore davantage pour les québécois, la traversée de la frontière américaine par voie terrestre revêt un caractère solennel et inquiétant. Ces derniers laissent en effet derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s'élancer dans la folie de l'Amérique, un monde qu'ils n'habitent que du bout des orteils, univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices. Toute menace vient du Sud, les Inuits l'ont toujours su." p.494